Virginia Tangvald, la fille du navigateur Peter Tangvald déboulonne le mythe
Publié le 18/08/2025
Elle est née en haute mer, sur le bateau que son père avait fabriqué de ses propres mains. Dans Les enfants du large, premier roman qui accroche la lumière, Virginia Tangvald navigue sur la crête de cette figure paternelle ambivalente.

Il avait fait plusieurs fois le tour du monde en solitaire sur un voilier, sans moteur ni GPS. Il refusait de revenir à terre même lorsque ses compagnes accouchaient. Peter Tangvald, né en 1924, est mort comme il a vécu, sur l’Artémis, après un naufrage inexpliqué qui emportera aussi sa fille Carmen. Toute sa vie, il aura sillonné les mers du globe, ivre de liberté. Une liberté qu’il plaçait au firmament de son échelle de valeurs et quel qu’en soit le prix à payer. Sur ses sept épouses, deux ont mystérieusement disparu en mer et la dernière s’enfuira avec son bébé de deux ans, Virginia. Près de trois décennies plus tard, Virginia Tangvald s’est lancée dans une odyssée littéraire à la recherche de cette figure mythique du père. Un père monstrueux au sens mythologique du terme, surnommé le « Barbe bleue des mers », qui fascinait autant que son regard bleu pouvait glacer le sang de ses interlocuteurs. À 20 ans, elle retrouve d’abord son demi-frère Thomas à Bonaire, petite île des Caraïbes, au nord du Venezuela, qui suit les traces paternelles. Lui aussi navigateur en solitaire, il s’évaporera en mer en 2014. Virginia s’empare de cette malédiction et la transforme en un objet littéraire introspectif, sensuel et addictif, une enquête personnelle et très documentée, mêlée à l’histoire d’un aventurier dont elle finit par assumer l’héritage tortueux. Pour le pire et le meilleur.
Son roman est en lice pour le Prix Encre Marine. Virginia Tangvald répond aux questions de Cols bleus.
Cols bleus : Que représente la mer pour vous ?
La mer représente les forces de l’inconscient, le mystère, l’insondable. C’est le lieu de tous les possibles. Genèse de toute vie sur terre, elle est la matrice, la source mystérieuse de tout ce que nous sommes. Je crois qu’il existe une expérience universelle : lorsqu’on se retrouve face à la mer, on a le sentiment de revenir à sa source. On s’y sent à la fois minuscule, plongé dans une force et une immensité qui nous dépassent, et, dans le même temps, uni à elle, au point de devenir soi-même cette force. On fait alors l’expérience à la fois de notre insignifiance et de notre immensité. On fait alors l’expérience simultanée de notre insignifiance et de notre immensité — ce que je trouve profondément vivifiant et libérateur.
Étant née sur l’eau, vous appartenez à un club très restreint. Ce lien que vous partagiez avec votre frère Thomas vous identifie-t-il ? De quelle manière ?
Oui, ce lien avec la mer, partagé avec mon frère, m’identifie profondément. J’ai longtemps résisté à l’idée d’appartenance, me berçant de l’illusion romantique que l’absence d’ancrage garantissait la liberté. Mais j’ai fini par comprendre, à force de vivre avec une tension liée à l’apatridie, qu’il est paradoxalement très difficile de se sentir libre lorsque l’on n’a pas de lieu vers lequel revenir. L’errance perpétuelle n’est pas la liberté : quand on croit venir de nulle part, on a le sentiment d’être nulle part, de n’être que de passage, de ne pas habiter l’espace… ni s’habiter soi-même. Mon frère, qui avait une très belle plume, tenait un blog sur sa vie en mer où il exprimait aussi cette douleur du manque d’appartenance. Je m’étais tournée vers lui pour trouver la clé de mon identité, et je crois qu’il a fait la même chose avec moi. Mais, d’un côté comme de l’autre, c’était trop demander à une seule personne, et nous sommes tombés ensemble dans cette quête impossible.
L’écriture vous a-t-elle apporté des racines ?
Absolument, et je n’avais pas imaginé que l’écriture m’offrirait un tel cadeau. J’ai écrit cette histoire pour m’en libérer, car elle m’habitait comme une obsession dont j’ignorais la cause. Je pensais qu’en enquêtant sur ma famille et en reprenant la main sur ce récit qui m’avait définie, je finirais par comprendre ce qui m’échappait et pourrais enfin passer à autre chose. Cela s’est effectivement produit. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est la puissance de dire ce que l’on est, noir sur blanc, à l’encre. Écrire m’a permis de me positionner face aux autres, de me dessiner une place parmi eux et, enfin, de ressentir un sentiment d’appartenance. Un jour, une femme qui avait lu mon livre m’a dit : « C’est votre passeport. » Je ne saurais mieux dire.
Votre mère, en s’enfuyant, vous a donné naissance une seconde fois, pourquoi ?
Parce qu’on était voué à la mort elle et moi si on ne le quittait pas. Et elle a su faire ce choix infiniment douloureux de partir, même si ça représentait abandonner ma sœur qu’elle considérait aussi comme sa fille, qu’elle avait élevé comme sa fille et qu’elle aimait comme sa fille. Elle savait que si elle prenait aussi ma sœur, elle risquait la prison, que mon père récupèrerait ma garde et qu’elle nous perdait toutes les deux. Je sais que la perte de ma sœur est pour ma mère une petite mort quotidienne. Ce livre est aussi un hommage à son courage : elle a su prendre cette décision insupportable qui a déjoué le destin fatal qui m’attendait.
Elle n’a pas voulu pour autant vous couper de votre histoire. Comment parlait-elle de votre père ?
Elle me disait que mon père était navigateur et que nous nous reverrions bientôt. Elle y croyait elle-même jusqu’à ce que la nouvelle du naufrage nous parvienne par un article de presse. En réalité, elle m’a peu parlé de lui. Ma mère partageait avec lui cet idéal de liberté en mer. Ils avaient quarante-trois ans d’écart et elle était si jeune que, malgré leur vie commune, elle ne pouvait pas tout comprendre de lui. Ma mère est de celles qui préfèrent tourner la page, et je ne crois pas qu’avec le temps, ni même après sa mort, elle ait cherché à mieux le connaître ou à comprendre ses choix. Parfois, une situation réveille un souvenir et elle me raconte une anecdote, mais ce sont toujours des évocations légères.
Depuis combien de temps enquêtiez-vous sur Peter Tangvald ?
J’ai commencé mes recherches en 2017. J’ai rassemblé et classé des centaines de lettres, d’articles et de photographies. Disposer de tous ces éléments m’a permis de combler les lacunes laissées par le récit que mon père avait construit de sa vie.
Votre père a incarné l’image d’un navigateur de légende : voguant sans GPS, sur un voilier sans moteur qu’il avait construit de ses mains. Pourquoi, malgré les dommages collatéraux, a-t-il fait rêver tant de marins ?
Je crois que nous sommes profondément influencés par les récits que nous construisons et transmettons. Ce sont eux qui façonnent notre vision de nous-mêmes et de ce qui nous paraît important, juste ou beau. Mon père, dans la manière dont il racontait sa vie, reléguait au second plan ceux qui avaient payé le prix de ses choix, les présentant comme des dommages collatéraux inévitables au service d’une quête plus grande : sa liberté. Lorsqu’un récit est suffisamment convaincant, il peut rallier les autres à sa cause.
C’est précisément pour cette raison que j’ai voulu reprendre la main sur cette histoire. Je ne dis pas que mon père a menti, mais il a « édité » les événements pour orienter le regard là où il le souhaitait. De mon côté, sans mentir non plus, j’ai mis en lumière d’autres logiques, d’autres scènes de vie qui révèlent une vérité différente. Un tout autre récit émerge ainsi de la même réalité. Il est, à mes yeux, essentiel de prêter attention à qui prend la parole pour raconter l’histoire de qui nous sommes, que ce soit au niveau de notre mythologie personnelle, familiale ou nationale.
J’ai voulu remettre au premier plan les femmes et les enfants qui ont payé le prix de sa quête, et dont le courage, l’intelligence et l’espérance méritaient d’être racontés. En écrivant, je me suis libérée de mes propres illusions et de mon identification à cette idée de liberté absolue. J’ai compris que la liberté ne passe pas par l’abandon ni par la trahison de ses proches.
Je voulais aussi interroger cette idée selon laquelle mon père aurait atteint une forme de liberté parfaite, pour mettre en garde contre ce genre d’illusion. Au fil de ses correspondances avec ses amis, j’ai constaté combien il était en réalité prisonnier de ses propres illusions, et que la vie qu’il menait n’avait plus grand-chose à voir avec la liberté.
Vivre coupé du monde extérieur a fini par l’enfermer. La confrontation avec l’immensité marine, un territoire sans frontière, conduit-elle à la folie ou à la méditation ?
C’est un mystère que seul peut comprendre celui qui part à la mer. Ne l’ayant jamais vécu moi-même, je dois me fier aux récits de ceux qui l’ont connu et à ce que j’ai observé d’eux. Un navigateur, Jean Hoelbeck, m’a un jour confié que la terre étant ronde, peu importe la distance parcourue, on revient toujours au point de départ. Il m’a aussi dit que l’horizon reste toujours au loin, ce qui peut rendre fou celui qui cherche à l’atteindre.
Je crois qu’une erreur fondamentale de mon père a été de considérer les autres comme l’ennemi de sa liberté, au lieu de comprendre qu’il avait besoin d’eux pour l’être vraiment. Le refus de se remettre en question a sans doute précipité sa chute, et peut-être que la solitude en mer a rendu cette rigidité psychologique possible.
Il est rare que les navigateurs meurent en mer à la fin de leur vie ; la plupart s’arrêtent avant. Mon père savait que sa vie en mer n’était plus viable. Dans ses lettres, il évoquait souvent l’idée de vendre son bateau et de revenir à terre, mais ne parvenait pas à s’y résoudre. Se détacher de ce qu’il avait construit de ses mains, et dans lequel il avait investi tant d’espoir et de dévouement, était pour lui trop déchirant. Contrairement à ma mère, il n’a pas trouvé la force de faire ce choix douloureux qui aurait été celui de choisir la vie.
La musique, le cinéma, et maintenant vous voilà entrée en littérature : ces arts sont des moyens d’expression. Est-ce votre Odyssée à vous ?
Absolument. C’est une véritable aventure dont je me réjouis à chaque instant. La création a donné à ma vie cette dimension d’immensité que j’avais autrefois projetée sur la mer.
On a l’impression que vous vous tenez à distance de la mer et surtout de la navigation. Que direz-vous à votre fils de cet homme ?
Je ne me tiens pas vraiment à distance de la mer, mais je cherche l’aventure ailleurs désormais, en particulier dans l’écriture. J’évite simplement les représentations de bateaux à la maison, sans en faire une obsession. Je ne vois plus le bateau comme un mode de vie. Pourtant, pour une raison que j’ignore, la pratique de l’Optimist me manque, comme lorsque j’en faisais enfant en Bretagne. Cet été, j’ai même envisagé, au risque de paraître ridicule, de m’en offrir un pour naviguer sur la Seine.
Votre roman autobiographique questionne un mythe : celui que votre père avait contribué à construire en écrivant lui-même un livre célébrant la liberté. L’écriture est donc aussi un héritage paternel. Acceptez-vous celui-ci ?
J’accepte l’héritage de mon père avec joie. Il avait de graves failles, que je regarde en face, mais aussi des qualités que j’admire et auxquelles je m’identifie à bien des égards. Son père, Thor Tangvald, avait lui aussi publié un livre autobiographique. Champion de ski en Norvège, il figure sur une photo accrochée au mur de mon salon : on le voit se lancer depuis une piste de saut, suspendu dans les airs à soixante mètres du sol. Je reconnais intimement cette sensation, au point d’avoir l’impression que c’est moi qui saute. C’est mystérieux, ce que l’on hérite par le sang. Mon arrière-grand-père Ole, père de Thor, tenait quant à lui une librairie à Oslo au XIXᵉ siècle, et je ne serais pas étonnée qu’il ait également été écrivain.
Aujourd’hui, comprenez-vous les choix, en particulier leur dernière traversée, qui ont été faits par votre père et votre frère ?
À ce que j’observe, mon père avait commencé à perdre le contact avec la réalité, ce qui est plutôt rare chez les navigateurs, car en mer la réalité s’impose à chaque instant. Tu es constamment dans le concret : si tu l’ignores, tu meurs. Les navigateurs me disent qu’en mer, c’est oui ou c’est non, il n’y a pas de peut-être. Or, le discours de mon père ne tenait plus compte de cette réalité.
Je ne sais toujours pas, ni pour lui ni pour mon frère au moment de sa disparition, s’il s’agissait de folie, d’hubris les poussant à croire qu’ils pouvaient survivre aux routes maritimes les plus déchaînées, d’une perte de contact avec le réel, ou d’une forme de suicide inavouée.
Que signifie être libre pour vous ?
C’est avoir la liberté de choisir un cap et la force de le suivre, quelles que soient les contraintes que le chemin imposera. C’est vivre en accord avec mes actions et avec ma vie. C’est avoir la dignité de rester fidèle à ses principes tout en reconnaissant la dignité des autres. C’est se construire avec eux, faire partie d’une communauté qui nous permette de consacrer nos jours à ce qui a de la valeur pour nous et qui nous fait vibrer. C’est dire oui à la vie, dans ses joies comme dans ses épreuves. C’est être alignée avec le pouls de l’univers.
« La création a donné à ma vie cette dimension d’immensité que j’avais autrefois projetée sur la mer. »