Vice-amiral d’escadre Jean-François Quérat : l’Arctique, espace de contestation stratégique
Publié le 06/01/2025
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et plus encore depuis le conflit en Ukraine, la zone Atlantique nord est devenue un espace de contestation stratégique. Mais l’enjeu militaire est loin d’être le seul dans la ligne de mire de la Marine nationale. Les enjeux concernent aussi la sécurité de la navigation, l’économie et l’environnement. Le préfet maritime et commandant de la zone maritime Atlantique (CECLANT), le vice-amiral d’escadre Jean- François Quérat, s’exprime sur les missions de la Marine en Arctique.

Cols bleus : La zone Atlantique nord est- elle en proie à davantage de crispations depuis la guerre en Ukraine ?
VAE Jean-François Quérat : Les forces russes y sont déployées selon une logique de bastion, en particulier autour de la mer de Barents et en Atlantique nord, dont elles visent à empêcher l’accès, et où elles accompagnent leurs déploiements d’une importante stratégie de communication anti-occidentale. De son côté, la Marine déploie des frégates, des avions de patrouille maritime Atlantique 2 et des sous-marins pour garantir la liberté d’action de notre dissuasion nucléaire et défendre le droit international à la liberté de navigation.
C. B. : La militarisation de l’Arctique subit- elle une accélération ?
VAE J. F. Q. : Oui c’est une conséquence de l’évolution du contexte international et de l’arrivée de nouveaux acteurs dans la zone (comme la Chine). L’océan Arctique est une zone riche d’un point de vue stratégique, en particulier pour le déploiement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins russes. Ainsi, la base aérienne de Nagurskoye (1947) a modernisé ses infrastructures pour accueillir les avions de chasse et bombardiers stratégiques depuis 2020. D’autres sites sont concernés comme le port militaire de Tiksi (mer de Laptev) et la base aérienne de Sia sur l’île de Severny (archipel de la Nouvelle-Zemble). Cette remilitarisation généralisée des territoires polaires russes, souhaitée par Vladimir Poutine, implique l’implantation de pistes pour les avions de combat, radars, systèmes de défense anti-aérienne, infrastructures d’accueil pour sous-marins nucléaires. Ces bases offrent une possibilité de frappe rapprochée à l’encontre des États-Unis et du Canada : ceci doit appeler notre vigilance.
C. B. : Comment la Marine nationale répond-elle aux objectifs de la stratégie polaire de la France à horizon 2030 ?
VAE J. F. Q. : Chaque année, elle participe, comme observateur, à l’ASFR (Arctic Security Forces Roundtable), pendant militaire du Conseil de l’Arctique, mais aussi au North Atlantic Coast Guard Forum où elle dirige les activités du groupe sur la sécurité maritime. La Marine participe aussi à des exercices « Search and Rescue » (SAR) au large du Groenland : Argus organisé par les Danois ou Nanook par les Canadiens sont l’occasion d’apprendre de nos partenaires sur les enjeux du sauvetage dans ces environnements difficiles. Nous entretenons également des liens étroits avec Ponant, compagnie dont le navire Le Commandant Charcot réalise régulièrement des croisières au-delà du cercle arctique et jusqu’au pôle Nord. En juin dernier, le centre opérationnel de CECLANT a organisé Tugaalik 24, sur la côte orientale du Groenland, un exercice de sauvetage avec ce navire, impliquant également le BSAM Rhône et la frégate danoise Triton.
Les missions du bâtiment hydrographique et océanographique Beautemps-Beaupré et l’envoi régulier de frégates dans cette région contribuent à cette volonté de maîtrise des spécificités de la navigation mais également des opérations dans le Grand Nord. Il ne faut pas oublier non plus notre patrouilleur Fulmar (lire page 22), qui contribue à sa mesure aux contrôles de nos espaces maritimes et aux coopérations avec nos alliés.
C. B. : Les enjeux sont-ils surtout économiques (exploitation des ressources naturelles, installation de câbles…) ?
VAE J. F. Q. : Depuis la guerre froide, l’Arctique a été un enjeu militaire en raison de la proximité des territoires américains et russes. Dorénavant, l’Arctique représente un enjeu économique indéniable pour la Russie avec l’exploitation et les transports d’hydrocarbures, dont notamment le gaz naturel liquéfié. Ce développement économique, rendu possible par le réchauffement climatique et la fonte de la banquise, engendre l’arrivée de nouvelles problématiques. Nous devons collectivement être conscients des risques que fait peser la navigation commerciale ou touristique dans ces espaces, un accident serait éminemment compliqué à gérer et nécessiterait une coopération étroite entre les États. Nous nous y entraînons d’ailleurs régulièrement avec nos partenaires.
C. B. : L’objectif environnemental a-t-il été relégué au deuxième plan depuis le retour à une certaine conflictualité ?
VAE J. F. Q. : Non, cela reste un objectif à part entière et d’ailleurs nous entretenons des relations permanentes avec le SHOM, l’IPEV ou encore l’IFREMER. Sans une parfaite connaissance de l’environnement, hydrographique, océanographique et météorologique, nos modes d’action seront plus difficiles à réaliser, voire inefficients. Les relevés hydrographiques dans la zone et l’étude de la fonte des glaces, qui a un réel impact sur les capacités de naviguer de nos unités, sont pris en compte au même titre que les paramètres de cyberdéfense ou les particularités électromagnétiques et relatives aux systèmes de navigation de cette zone.