LOOKING FOR PIERRE LANDAIS
Publié le 02/09/2025
Auteur du "Capitaine égaré" (Paulsen), en lice pour le Prix Encre Marine 2025, le capitaine de vaisseau Vincent Guéquière a imaginé une nouvelle autour du personnage principal de son roman, Pierre Landais.

Librement inspiré des enquêtes du commissaire Maigret, Looking for Pierre Landais est un des textes littéraires de l’ouvrage De plume et d’écume, publié par l’ACORAM (association des officiers de réserve de la Marine nationale), sous la direction du capitaine de frégate (R) Jean-Pascal Dannaud.
La Cinquième Avenue s’était transformée. Elle paraissait plus lumineuse, plus colorée. Il avait toutefois reconnu les quelques vieux immeubles qui résistaient, coincés entre les grands buildings qui poussaient vers le ciel.
Le taxi se déporta sur le bas-côté, Maigret songea d’abord à un problème mécanique, avant que le chauffeur lui tendit la note. Sans la saisir, le commissaire jeta un œil à l’extérieur, et dût ouvrir la vitre en grand pour se pencher et embrasser la totalité de la grande cathédrale du regard. Ce qu’il voyait ne collait pas avec ce qu’il cherchait. Elle était trop grande, et son architecture néogothique, trop travaillée. Surtout, elle n’était pas ceinte d’un vieux cimetière.
Maigret fouilla dans une large poche de son pardessus. Il en sortit une feuille pliée en deux, qu’il tendit au chauffeur. Ce dernier fut surpris de découvrir une illustration plutôt que les quelques dollars qu’il avait réclamés. Puis il comprit.
— Oh ! dit-il en souriant. Not St Patrick, but Old St Patrick! It’s not the same. Il se retourna tout à fait. This is my place, in the Italian quartier! Let’s go, sir!
Maigret se renfonça dans les sièges en cuir usés et collants de la Ford jaune, en même temps qu’il replongeait dans ses pensées. Cette affaire n’était qu’un détour de son séjour new-yorkais, et il tâchait de ne pas trop y prêter d’importance. Mais il n’était pas mécontent du sursis que lui offrait cette fausse route : sans se l’avouer, il craignait d’être déçu s’il ne trouvait pas l’objet de sa quête. C’était probablement pour cette raison qu’il s’y était pris au dernier moment.
Maigret avait déjà pris congé de son hôte – un homme qu’il avait rencontré lors de sa venue à New-York, il y a une quinzaine d’années – et repartait le lendemain matin à l’aube. Désormais le commissaire redoutait d’arriver trop tard, alors que le ciel d’automne se donnait de la peine pour maintenir le lourd soleil orange qui ne rêvait que de plonger derrière l’horizon. — We’re close, sir !
Maigret cherchait l’édifice du regard, mais les bâtiments qui bordaient les rues lui masquaient la vue. Il sourit en découvrant le nom de l’artère dans laquelle il circulait : « Lafayette Street ». Quelle coïncidence !
La voiture attînt enfin la destination. Maigret régla la note, puis grommela quelques mots en anglais que le chauffeur ne comprit guère, avant de sortir pour contempler la façade rouge de la vieille cathédrale.
Un frisson lui parcourut l’échine. « Qu’est-ce que je fiche là ? »
Tout avait commencé quelques mois auparavant, alors qu’il était sorti de sa retraite de Meung-sur-Loire pour rendre visite à Lucas, son ancien inspecteur, à Paris. Ensemble, ils avaient pris l’habitude de déambuler dans le parc du Luxembourg. Maigret aimait y plonger dans les crides enfants, qu’il regardait s’amuser, toujours avec une pointe de regret. Il aurait l’âge d’être grand-père aujourd’hui. Hélas, son épouse et lui ne furent jamais parents.
Au sortir du jardin, alors qu’ils remontaient la rue de Tournon à la recherche d’une brasserie pour se désaltérer, Lucas lui avait fait remarquer une plaque, au 19 :
Lucas lui parla alors de ce marin avec un enthousiasme qui amusa son ancien chef : le John Paul Jones en question était un héros aux États-Unis, un capitaine aux exploits retentissants, mort à 45 ans, dans un Paris en pleine Révolution. Protestant, il avait été inhumé dans le cimetière St-Louis, à l’écart de la ville, dont la terre accueillait les dépouilles des huguenots. Très vite, ils furent oubliés, le capitaine comme le cimetière, remblayé et bientôt recouvert d’immeubles et de commerces.
— Attendez, patron, le meilleur est à venir ! Au début du XXe siècle, alors que les États-Unis œuvraient à leur roman national, l’ambassadeur américain à Paris Horace Porter se mit en tête de le retrouver. Or, un des protecteurs de Paul Jones avait financé un cercueil de plomb empli d’alcool, dans lequel le corps du marin fut conservé. Les recherches durèrent des années, les fouilles des semaines. Et figurez-vous qu’on a retrouvé John Paul Jones ! »
L’enthousiasme de Lucas était communicatif. Maigret ressentit une pointe de jalousie à l’encontre de l’ambassadeur et de son enquête. Puis son ancien inspecteur lui révéla l’existence d’un Français au destin en miroir. En miroir pour le meilleur, et pour le pire. Un Malouin engagé par Franklin pour combattre lors de la guerre d’Indépendance américaine. Un capitaine ombrageux à qui le Congrès avait confié la plus belle des frégates de sa jeune marine, l’Alliance, à bord de laquelle il avait ramené Lafayette en France. Il navigua sous les ordres de John Paul Jones, avec lequel sa rivalité devint fameuse. Ce capitaine, lui, avait été enterré en Amérique, où on l’avait oublié, pour ne pas dire, égaré.
Dès lors, sans qu’il sache réellement en définir la raison, le destin de ce Malouin avait hanté le commissaire, comme s’il ressentait l’errance et l’appel de cette âme en peine à travers les âges et au-delà les océans.
Alors il était venu.
La nuit tombait sur New York. Les grilles du cimetière, de part et d’autre de la façade de la cathédrale, interdisaient son accès. Maigret se pencha au-dessus de celle de gauche et reconnut le coin du cimetière de son imprimé, quoiqu’il paraissait s’y ériger moins de pierres tombales que sur la photo, prise il y a une soixantaine d’années.
N’y trouvant pas âme qui vive, le commissaire rebroussa chemin pour entrer dans la cathédrale. Il se retint de frapper à la porte, comme s’il hésitait à entrer dans une propriété privée. Dans le porche, antichambre de l’édifice, seuls quelques luminaires essoufflés crevaient par endroit l’obscurité. Maigret appela, mais seul son propre écho lui répondit. Il se dirigea vers la porte de la nef lorsqu’un bruit attira son attention. Il se retourna, appela encore. Mais il n’y avait personne.
Il y avait davantage de lumière au sein de la nef, que Maigret jugea étonnamment colorée. Il fut surpris par son apparence de modernité, bien qu’elle comptât parmi les plus anciens édifices de New-York.
Il entreprit d’en faire le tour. Le bruit de ses pas résonnait dans le vide oppressant de la cathédrale.
Le commissaire, déçu de n’y trouver personne pour l’aider dans sa quête, se dirigeant vers la sortie. Comme s’il craignait qu’une ombre se saisisse de lui, il pressa le pas pour traverser le porche qui lui paraissait plus sombre encore qu’à l’aller. Soulagé d’arriver sur le parvis, il se rapprocha à nouveau de la grille. Après une légère hésitation, il envisagea de l’enjamber, avant de découvrir qu’elle était ouverte.
À nouveau, une vague inquiétude le saisit. Il fouilla dans ses poches pour en sortir une pipe qu’il alluma, prit le temps d’une bouffée, et s’avança dans le cimetière. Malgré la pénombre à laquelle les luminaires de la rue s’opposaient sans force, il en reconnut les grands arbres noirs qui bordaient le mur d’enceinte, puis la colonne blanche qui s’élevait dans le coin le plus éloigné.
Si le chapitre du livre dont il avait tiré la photographie des lieux disait vrai, celui qu’il venait visiter était enterré là-bas. Hélas, la plupart des pierres tombales avaient été avalées par la terre. Les autres étaient quant à elles à peine lisibles.
— Qui cherchez-vous ?
Maigret tressaillit et fit volte-face. Il distingua la silhouette imprécise de ce qui lui paraissait être un vieillard. Il ne pouvait discerner son visage, mais devinait que celui-ci, très pâle, était cerné d’une longue chevelure en bataille.
— Je… Je cherche la tombe de Pierre Landais. Le commissaire marqua une pause. C’est… un capitaine malouin… enterré ici.
— Et que lui voulez-vous ?
Maigret ne remarqua que plus tard qu’il avait parlé en français avec son étrange interlocuteur. Il bafouilla quelques mots, avant d’entreprendre de lui expliquer ce qu’il savait de ce marin : ses combats pendant la guerre de Sept ans, sa campagne autour du monde avec Bougainville. Enfin, il en vint à ce que lui avait raconté Lucas. Lorsqu’il mentionna le nom de John Paul Jones, le vieillard s’approcha de lui, mais son visage restait toujours aussi imprécis.— Que vous a-t-on dit ? lança-t-il d’un ton un peu agressif.
— On dit que sa frégate, l’Alliance, a tiré sur le navire de John Paul Jones, son commodore. On dit que c’est à cause de lui que le Bonhomme Richard a coulé…
Maigret n’avait pas fini sa phrase que le vieillard se rua sur lui. Sa bouche noire et béante tranchait avec la pâleur de sa face qui grandissait en s’approchant du commissaire.
— Est-ce là ce que l’on raconte ? hurla-t-il. Et vous, espèce de sot, vous croyez à ses sornettes ? Aux mensonges de ce faquin de Paul Jones ?
Maigret se protégea avec ses avant-bras. En reculant, il butta sur un morceau de stèle qui dépassait à peine du sol, et chut en arrière.
Quelques instants passèrent. Le commissaire se redressa péniblement, ramassa sa pipe et regarda autour de lui si le vieillard était encore là.
— But… What are you doing here?
Un homme, certainement un employé de la cathédrale, vint vers lui en trombe. Il exprimait son mécontentement avec force gestes.
Maigret, tout en se massant la nuque, douloureuse, expliqua qu’il cherchait une tombe, et qu’il avait trouvé le cimetière ouvert, et que…
— Don’t lie, please sir. The gate was closed. Here is the key!
Maigret regarda la clé, secoua légèrement la tête, et suivit sans broncher l’homme courroucé qui le conduisit hors de l’enceinte. En cheminant, il sortit une autre feuille de sa poche de pardessus. C’était un portrait de Pierre Landais. Avant de franchir la grille, le commissaire, interloqué, se retourna une dernière fois.
Le cimetière était désert.
