Cézembre, lîle aux Bombes
Publié le 01/08/2023
Le territoire en Europe le plus bombardé de la Seconde Guerre mondiale est un confetti de terre de la baie de Saint-Malo, à quelques encablures de la ville fortifiée. Interdite d’accès pendant 73 ans, l’île de Cézembre est désormais accessible au public grâce à une vaste opération de déminage menée par la Marine nationale. Aujourd’hui une plage sauvage et un sentier permettent aux curieux de profiter à la belle saison de cet îlot granitique qui est devenu le sanctuaire d’oiseaux marins protégés.

Vudu ciel, ce bout de terre de 600 mètres de long sur 250 mètres de large a la face grêlée. L’île aux 2 000 Cratères, ainsi que l’appellent les Malouins, porte encore les cicatrices de son passé militaire. Pourtant sa topographie est à l’image de son histoire tourmentée, tantôt île paradisiaque tantôt île interdite. Sur son versant sud coule paresseusement une plage radieuse en forme de croissant tandis qu’au nord se dressent, face au large, des rochers superbes et escarpés. L’île est à seulement quelques dizaines de minutes de navigation de la ville fortifiée de Saint-Malo. Dans la baie, les couronnes de brisants et les îlots farouches ne sont pas que des fantaisies de la géographie. Ces défenses naturelles ont également fait la réputation de la Cité Corsaire. Mais Cézembre est la seule qui a su conserver ses secrets.
ORAGE D’ACIER
Été 1944. Bien que jeune officier de la Kriegsmarine, l’Oberleutnant Richard Seuss n’est pas sans expérience des armes. Visage émacié, cet ancien sous-officier de 47 ans a déjà combattu pendant la Première Guerre mondiale. Il est à la tête d’une troupe de 400 hommes dont certains sont des Russes blancs, d’autres des fusiliers marins italiens, et qui compte aussi quelques anciens prisonniers polonais. Cézembre est alors une batterie côtière du mur de l’Atlantique dont les Allemands ont perçu la position stratégique, véritable vigie de toute la baie de la Saint-Malo. Les travaux de fortifications dantesques ont duré un an. L’île est hérissée de bunkers, de nids de mitrailleuses, de mines et d’obstacles antichars. Plus redoutables encore, des pièces d’artillerie de 150 mm et 194 mm peuvent atteindre leur cible en mer à 15 kilomètres.
« L’enfer a commencé au soir du 6 août » raconte Philippe Delacotte, auteur du livre Les Secrets de l’île de Cézembre. C’était un dimanche. Le ciel habituellement sans tache en cette saison se voile subitement et un orage d’acier s’abat. Les Alliés pilonnent l’île, d’abord depuis les airs et la côte, ensuite depuis la mer. Rien n’y fait. Les assiégés refusent toute reddition. « Le 17 août, alors que la ville de Saint-Malo toute proche est libérée, Cézembre s’obstine, évoque Philippe Delacotte. Les Allemands présents sur l’île ont l’ordre de ne pas se rendre mais pour les Alliés la prise de Cézembre était stratégique pour poursuivre leur progression. » Les Américains s’impatientent. Ils ont même recours aux bombes au napalm, qui viennent d’être inventées par un professeur d’Harvard. C’est la première fois que cette arme secrète figure dans un rapport américain. Sur les images vidéo d’archives de l’armée américaine, qui a filmé les combats, les épaisses fumées qui se dégagent enveloppent complètement l’île. Selon Philippe Delacotte, « les décomptes les plus fantaisistes font état de 20 000 bombes larguées. Plus sérieusement, on estime tout de même que Cézembre a été noyée sous environ 5 000 tonnes de projectiles ». Enfin le 2 septembre, à bout de ses réserves d’eau potable et de médicaments, l’Oberleutnant Seuss consent à se rendre. La troupe compte 90 % de blessés. On raconte que les officiers américains ont salué militairement les survivants à leur départ. Avec la chute de Cézembre, la Côte d’Émeraude est totalement libérée et ce bout de terre française devient le site le plus bombardé au mètre carré de tout le continent européen.
MÉMOIRE ET BIODIVERSITÉ
Pendant plus de 70 ans, Cézembre, propriété exclusive du ministère des Armées, est interdite au public. Seule la plage est praticable et classée en zone verte. Vestiges des combats, les canons au nez en berne sont rongés par la rouille et les mauvaises herbes. Le seul point d’eau qui a existé dans le passé a été enseveli sous les bombardements. Balayée par les vents, ceinturée par des courants contraires, l’île est visitée de temps à autre par des enfants en escapade et des ferrailleurs. L’hiver, Cézembre retombe dans le silence et l’exil. Les premiers habitants de l’île n’étaient-ils pas déjà en marge de leur siècle ? En effet, bien avant d’avoir une vocation militaire, Cézembre abritait des religieux retirés du monde dont la plupart appartenaient à des ordres contemplatifs.
« En 2017, le Conservatoire du littoral a porté un projet de sentier touristique pour rendre enfin une partie de l’île accessible au public », explique Didier Olivry, délégué du Conservatoire pour la région Bretagne. En Bretagne plus de 140 sites et environ 8 000 hectares sont restaurés et gérés par le Conservatoire du littoral, dont la mission est la préservation des espaces naturels littoraux. « Une convention nationale qui nous lie au ministère des Armées nous permet d’acquérir des sites dont les militaires n’ont plus l’usage, assure Didier Olivry. En devenant propriétaire de Cézembre, le Conservatoire du littoral a vu un double enjeu autour de la mémoire et de la biodiversité. » Pendant toutes ces années, que l’île ait été coupée du monde a permis à des oiseaux protégés – comme le cormoran huppé, le pingouin torda, le guillemot de troïl – de se reproduire. « Pour certaines espèces, Cézembre est l’un des trois sites de reproduction en France », complète Didier Olivry.
Le chantier de dépollution est confié aux équipes NEDEX (neutralisation, enlèvement, destruction des explosifs) de la Marine nationale. « La dépollution pyrotechnique, même de l’ampleur de Cézembre, est une mission que nous maîtrisons parfaitement. Mais le défi principal était d’abord d’apporter tout notre matériel sur Cézembre, notamment des pelleteuses. Puis, le relief de l’île, qui est très vallonnée, nous a donné du fil à retordre, se souvient le chef d’équipe Philippe Jaouen. En un peu plus d’un mois, un grand nombre de munitions et de projectiles d’artillerie ont été détectés et détruits sur place. Nous avons trouvé toutes sortes de calibres, comme des obus de 75 mm et de 155 mm et même une mine antipersonnel allemande. » Aujourd’hui, un chemin mémoriel balisé permet au visiteur d’avoir accès aux vestiges des fortifications et à des panoramas imprenables sur l’estuaire de la Rance et la Côte d’Émeraude. Sur les 800 mètres de sentier ouverts au public, les démineurs ont sorti près de 10 tonnes de ferraille. « La dépollution complète de l’île, si elle est possible, n’est pas souhaitable parce qu’elle perturberait tout l’écosystème qui s’est recréé au fil du temps », prévient Didier Olivry. L’île n’est sans doute pas prête à se livrer totalement car 90 % de sa superficie est encore interdite. « Les Malouins conservent jalousement ce joyau de leur histoire, observe Didier Olivry. Aussi, l’accès à l’île est limité à une ou deux navettes par jour. » Il est vrai que si les îlots de la baie de Saint-Malo sont la proie des touristes, iln’existe en revanche pas la moindre carte postale de l’île aux Bombes.